Philippe Boxho

LE MÉDECIN LÉGISTE ÉCOUTE CE QUE LE CORPS NE PEUT PLUS DIRE AUTREMENT

Médecin légiste à Liège et auteur à succès, Philippe Boxho est devenu en quelques années une star des réseaux sociaux et un phénomène de librairie. Avec un ton plein de légèreté et d’humour, il raconte des histoires vraies tirées de ses dossiers médico-légaux et nous plonge dans les coulisses de son quotidien de la scène de crime à la salle d’autopsie. PROPOS RECUEILLIS PAR LAURE ESPIEU

Image Philippe Boxho

Votre quatrième livre, La mort c’est ma vie, sorti fin août, a été tiré à 350 000 exemplaires.Les trois précédents se sont vendus à plus d'un million d'exemplaires. Comment expliquez-vous ce succès d'édition ?

Je ne l’explique pas. À vrai dire, je n’ai rien vu venir. Je crois juste que le fait de lever le voile sur une profession que personne ne connaît vraiment fascine le grand public, qui a envie d’en savoir plus et d’apprendre d’une manière légère. Et l’autre aspect important est que les histoires sont vraies. Même si, sur le plan du contexte et de la mise en scène, je romance beaucoup, pour que l’on ne reconnaisse pas les cas, l’authenticité scientifique est totale et s’appuie sur mon expérience. Cela apporte sans doute une part d’humanité, c’est une médecine légale de tous les jours, une médecine légale qui fait partie du quotidien, je n’utilise jamais du sensationnel. Je raconte mes histoires de garde : pourquoi j’ai arrêté de porter le costume-cravate qui nous avait été un temps imposé, mais qui pendouillait sur les cadavres et se chargeait de sang ou d’autres liquides ; comment, lorsque j’ai opté pour le pull, je me suis rendu compte qu’il ne devait pas
être constitué de laine qui absorbe trop les odeurs de putréfaction. C’est un mélange de tout cela, sans doute, qui fait que cela plaît bien. Il y a eu, au départ, beaucoup de bouche-à-oreille. Il me semble que ce sont les enfants qui ont initié leurs parents et leurs grands-parents. En tout cas, à mes conférences, je vois plein de jeunes qui viennent en famille.

 
Votre métier est souvent représenté dans des séries télévisées, mais cela ne correspond absolument pas à ce que vous racontez. Est-ce contreproductif ?


Les séries ont caricaturé les médecins légistes. Quand l’on voit des gens qui parlent à des cadavres, il faut les interner, il faut qu’ils aillent consulter parce qu’il
y a un souci. Dans les séries américaines, les hommes médecins légistes sont soit vieux, soit handicapés, soit stupides. Comme s’il fallait que l’on explique que pour un homme qui a choisi la médecine, devenir médecin légiste signifie qu’il y a un problème. En revanche, les femmes sont toujours incarnées par des canons de beauté. Ce que j’essaye de dire dans mes livres, c’est que nous sommes des gens tout à fait normaux. Côtoyer la mort ne fait pas de nous des gens mal à l’aise dans la vie. Nous ne soulageons plus, certes, mais nous écoutons ce que le corps ne peut plus dire autrement. Ce n’est pas un renoncement, c’est un autre dialogue avec la vie. Chaque corps est un fragment de récit.


Est-il important que le grand public soit sensibilisé à ce domaine ?


C’est important que l’on soit sensibilisé à tous les domaines. La culture nous interdit de fermer les yeux sur quoi que ce soit, et nous manquons de culture générale dans notre société. Nous manquons de culture historique, artistique, scientifique. Notre époque est très axée sur les langues et la technologie, mais nous avons besoin de tout. Avant, quand je faisais ce que l’on appelait, en Belgique, les « humanités » [l’enseignement secondaire, NDLR], j’apprenais le latin, le grec, l’histoire. Aujourd’hui, l’on me dirait que cela ne sert à rien. Mais qui a dit que cela devait servir ? Cela a servi à faire la personne que je suis. Donc montrer aux gens ce qu’est la médecine légale plutôt que de leur laisser croire ce qu’ils voient dans les séries américaines, je trouve cela important. C’est un métier qui n’est pas connu, qui est dans l’ombre et au sujet duquel il y a beaucoup de fantasmes. Par conséquent, cela m’intéresse de montrer comment nous travaillons.

 
Espérez-vous susciter des vocations en mettant en avant l'importance de la médecine légale ?
Il est certain que nous manquons cruellement de médecins légistes. En Belgique, nous sommes passés de 40 médecins légistes en 2001 à 20 en 2020. Nous ne pouvons pas dire que nous soyons en sureffectif, c’est même l’inverse. En Belgique, nous autopsions dix fois moins que dans les autres pays européens Ce qui veut dire que l’on passe nécessairement à côté de certains meurtres dans l’indifférence la plus totale. Ce n’est pas le cas en France. Mais, où que l’on soit, si l’on souhaite une médecine légale efficace, il faut trouver les moyens de l’enrichir. Sinon, il n’y en aura plus.


En quoi est-ce problématique que les médecins légistes soient si peu nombreux ?

Les conséquences sont très directes et très graves : si l’on rate un meurtre, il n’y aura pas de condamnation, mais un meurtrier laissé en liberté. Ou, à l’inverse, si tout le monde est persuadé qu’il y a un meurtre alors que ce n’est pas le cas, il y aura un innocent en prison. Je raconte dans mon livre l’histoire d’un couple dont le mari était alcoolique depuis des années et a été retrouvé mort au pied de l’escalier. Tout le monde a logiquement pensé que sa veuve l’avait poussé. L’autopsie a permis d’établir qu’il avait en réalité fait un malaise cardiaque et qu’il s’était écroulé sans l’intervention d’un tiers. L’épouse est venue, des années plus tard, me remercier à l’issue d’une de mes conférences car l’examen médico-légal l’avait sauvée en démontrant qu’elle n’avait pas tué son mari. Qu’il s’agisse d’un suicide, d’un meurtre ou d’un accident, je trouve que la possibilité d’une erreur est alarmante dans un État de droit. Il me semble que celui qui commet une infraction doit avoir l’assurance qu’il va être retrouvé. Et en parallèle, tout le monde sait qu’il n’y a rien de pire que de ne pas savoir de quoi un proche est mort. Je me bats contre cette souffrance.

S’occuper des morts, c’est donc surtout penser aux vivants. Comment est venue l'impulsion d'écrire sur les cas que vous avez rencontrés et de partager votre expérience ?


Le premier livre, c’est mon éditeur qui m’a convaincu de l’écrire. J’ai fait deux ou trois chapitres pour voir et cela a commencé à me plaire. Boucler le livre ensuite a été un peu une souffrance. Mais les autres non, je me suis bien amusé à les écrire. J’ai pris mes habitudes. Le plus long, c’est de constituer la table des matières. Il me faut en moyenne un an pour rassembler des histoires qui valent la peine. Ce sont toujours des histoires que j’ai connues, mais le problème c’est que je ne retiens pas tout. Parce qu’il y en a eu trop, que l’une remplace l’autre. J’exerce depuis 34 ans, ce qui signifie que j’ai pratiqué plus de 3 000 autopsies et assisté à 300 procès d’assises. Ainsi, même les affaires qui paraîtront extraordinaires pour tout le monde, comme cet homme tué d’une balle dans le dos alors qu’il était appuyé contre un mur, pour moi c’est un peu du quotidien. Résultat, je dois faire des recherches et me replonger dans mes vieux dossiers pour exhumer les cas qui feront un recueil.

 

Pourtant, vous relatez des histoires totalement étranges, voire parfois loufoques. Est-ce que vous forcez le trait pour que ce soit accessible et vivant ? Vous aimez mettre beaucoup d'humour. Est-ce pour dédramatiser ?

Je force le trait pour que ce soit accessible au public, mais sur le plan médico-légal, je n’invente rien. Tout ce que vous lisez dans le livre, c’est effectivement ce que je constate. Je change les prénoms, je change les circonstances aussi, parce que parfois je ne m’en souviens pas. Mais sur le plan médico-légal, donc la manière dont les faits se sont déroulés, les scènes de crime, mais également les discussions avec la police, et celles avec les tribunaux, tout est vrai. Là, pas besoin de forcer le trait, les faits dépassent souvent la fiction. Quand un écrivain écrit un roman, en particulier un polar, il est obligé de faire en sorte que les faits correspondent au réel, et il s’applique à ce que les événements paraissent subjectivement plausibles à n’importe qui. Sinon, l’on ne va pas le croire. Je n’ai rien besoin d’inventer, je raconte du réel, car s’il y a bien une matière dans laquelle l’imagination humaine n’a pas de limites, c’est celle du meurtre. Je suis un raconteur d’histoires vraies.


Qu'est-ce qui vous a attiré dans cette carrière de médecin légiste, qui n'était pas votre première vocation?


C’est vrai que je me destinais à un tout autre chemin : je voulais être prêtre. J’ai longtemps cru que ma place était dans les ordres car je cherchais du sens, une forme d’absolu. C’est l’évêque de mon diocèse à Liège qui m’a incité à poursuivre mes études supérieures. J’hésitais alors entre droit et médecine. Je suis allé en médecine où j’ai découvert le fonctionnement du corps humain, qui m’a passionné. La médecine m’a ramené au réel. J’ai fait un stage en 1987 à l’institut de médecine légale de l’université de Liège. Mais, au départ, je voulais être médecin généraliste. J’ai d’ailleurs exercé pendant trois ans, puis je suis passé en médecine légale parce que je m’ennuyais en médecine générale. Je n’ai jamais aimé les gens qui se plaignent. Et la compagnie des cadavres ne me perturbait pas du tout. Au moins, eux ne se plaignent plus.

 
Grand amateur d'art et d'histoire, vous dévoilez aussi dans vos livres une autre facette de votre personnalité...


Oui, en plus des récits de terrain, j’aime me pencher sur des œuvres qui me passionnent et proposer une analyse. Je suis féru d’histoire et je trouve que chaque
mort est une trace laissée sur le fil du temps. Comme dans mes deux précédents ouvrages, j’ajoute ici deux chapitres qui ne traitent pas de cas médico-légaux mais d’histoire. Dans Entretien avec un cadavre, j’ai parlé de la mort du roi des Belges, Albert Ier, et de l’autopsie du Christ. Dans La Mort en face, du décès de Napoléon et de la guillotine. Ici, un chapitre traite du linceul de Turin et l’autre du plafond de la chapelle Sixtine, au Vatican. Le linceul de Turin est une pièce de tissu en lin dont l’étude me passionne et au sujet de laquelle l’on a dit quelques bêtises. Quant au plafond de la chapelle Sixtine, peint par Michel-Ange entre 1508 et 1512, il est très connu de par le monde, mais personne ou presque ne sait qu’un cerveau y est représenté dans la section où Dieu touche de son index droit celui d’Adam. Étonnant, non ?
 

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