Marie Gautheron
Marie Gautheron est agrégée de lettres modernes et docteure en histoire de l’art. Elle a enseigné l’histoire et la théorie de l’art à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Spécialiste en anthropologie visuelle, elle a publié, en mai dernier, l’imposant ouvrage Désert, déserts, du Moyen Âge au XXIe siècle (éd. Gallimard). Ce livre raconte l’histoire des images, des mythes et des passions que le désert a suscités au cours des siècles. Il montre qu’au fil du temps, il n’existe pas une image du désert unique, mais des images multiples de déserts riches et complexes. PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE BAQUÉ
Je ne définis pas le désert. Mon livre décrit un va-et-vient entre un « désert » au singulier, un objet imaginaire, un paysage fantasmé par l’Occident, et les déserts pluriels, les innombrables déserts physiques, objets d’étude des explorateurs, des ethnographes et des anthropologues, mais d’abord lieux de vie de peuples depuis des millénaires. Que ce soit en Australie, au Sahara ou en Arizona.
Quelle a été la place du désert dans la culture judéo-chrétienne ?
Elle est majeure et s’inscrit sur un temps long, jusqu’à aujourd’hui. Le désert de la Bible est un espace d’épreuves et de tentations, comme le Sinaï où Dieu envoie le peuple juif errer pendant 40 ans. Mais c’est aussi l’espace où Moïse rencontre Dieu. Ce désert n’a cessé d’inspirer la culture juive, y compris dans la création contemporaine, dans l’œuvre du poète Edmond Jabès par exemple. Pour les premiers chrétiens d’Orient, le désert demeure un espace initiatique, un espace d’épreuves dont il faut sortir victorieux. L’aventure spirituelle des Pères du désert comme saint Antoine ou Paul de Thèbes, celle des Mères du désert aussi, est rapportée par de nombreux écrits. Or, en Occident, les ascètes n’ont pas d’espaces arides à disposition : ils cherchent alors des lieux équivalents. Les premiers déserts d’Europe sont des îles, comme Lérins, ou les forêts peuplées de bêtes sauvages. C’est là que s’établissent, durant la période médiévale, des communautés monastiques avec le désir d’imiter celles d’Orient. Au XXe siècle, le désert biblique est encore présent : dans le Waste Land du poète américain T.S. Eliot ou dans le film Théorème de Pasolini, par exemple. L’histoire ne finit jamais dans la mesure où la culture occidentale prend sa source dans la mythographie judéo-chrétienne.
D’où vient ce désir de désert chez les artistes et écrivains occidentaux ?
Le désir de désert est né de la somme d’images produites continûment au fil des siècles dans les récits, la littérature ou la peinture. Par exemple, un peintre italien du Quattrocento représente toujours un ermite avec en arrière-plan soit une grotte, évocation du désert oriental, soit la forêt du désert occidental, fantasmées depuis des siècles à partir de la littérature monastique. À l’époque, on connaissait vaguement les vastes pays arides par certains récits qui arrivaient d’Orient. Dès la fin du XVIIIe siècle, les voyageurs fortunés qui se déplaçaient en grand équipage ont rapporté des dessins, des estampes, et de fascinantes descriptions des paysages et des populations qui vivaient dans les déserts d’Orient. Mais ce sont les investigations géographiques et archéologiques qui ont joué alors un rôle décisif dans le désir de désert. L’épisode-clé a été l’expédition militaire de Bonaparte en Égypte. Ce fut un désastre militaire, mais un succès phénoménal sur le plan de l’imaginaire, car elle avait mobilisé une armée de savants, qui exhumèrent les vestiges d’une civilisation dont on ignorait tout et qui s’était développée en plein désert… L’égyptologie mettait le désert à la mode ! En même temps, le désert devenait l’équivalent paysager d’empires disparus auxquels s’identifierait l’Empire de Napoléon
Après avoir vaincu l’émir Abd el-Kader, au nord du Sahara, les Français ont entrepris de venir à bout de la résistance des populations sahariennes d’une manière radicale, pour assurer la « pacification » du désert. La représentation du désert n’était alors absolument pas dissociable de celle de sa domination. Dans le même temps, au contact des déserts d’Algérie, l’armée d’Afrique se transformait, elle s’acculturait. Avec ses spahis, ses méharistes, ses razzias, l’armée française empruntait aux peuples du désert leur art de faire la guerre. Alors, depuis un siècle déjà, le désert avait cessé d’être seulement une forêt sauvage : la découverte des déserts d’Orient avait permis au regard occidental d’esthétiser les vastes espaces arides et vides. Pour les Français, c’est la « pacification » du Sahara qui a démocratisé cette image et qui l’a rendue désirable.
Comment les peintres et les écrivains du XIXe ont-ils réagi face à la conquête du Sahara ?
Vous associez le terme de "déréliction" au désert...
Vous évoquez aussi un désert idéalisé par l’Occident.
Oui, les écrivains voyageurs romantiques, des saint-simoniens comme le compositeur Félicien David, auteur de l’ode symphonique Le Désert qui connut un succès
phénoménal, et bien des artistes ont idéalisé les vastes pays arides. Ils y ont vu un espace sublime où souffle l’Esprit. Dans la peinture et la photographie, le désert
est devenu l’espace idéal de représentation de la prière musulmane. Des rêveurs d’absolu ont été fascinés par le désert et certains se sont convertis au soufisme, telle Isabelle Eberhardt, ou au christianisme comme Ernest Psichari. Ermite, spécialiste de la culture touareg, en relation étroite avec les offi ciers partisans de l’apprivoisement des « indigènes », Charles de Foucauld s’inscrit dans cette lignée de fi gures spirituelles du désert.
Aujourd'hui, les déserts sont-ils des lieux de non droit ?
La migration est un fait social majeur des déserts d’aujourd’hui. Tragique, elle est devenue un sujet cinéma tographique et photographique en soi, illustrée dans mon livre par des photographies de Raymond Depardon et de Sebastião Salgado. Les déserts sont liés aussi à la terreur, à l’islamisme, à toutes les pratiques de non-droit possibles et imaginables. C’est un espace de violence. Les littératures francophones et le cinéma du Proche-Orient et du Sahel, les traductions de textes
écrits en d’autres langues nous rendent compte de cette onde de choc bouleversant « l’arc de crise », qui va du Sahel jusqu’en Iran. La représentation du désert
horribilis qui a couru du Moyen Âge jusqu’aux temps modernes se poursuit donc aujourd’hui avec d’autres avatars et donne lieu à des productions de toutes sortes. Le désert est devenu par exemple le cadre privilégié des dystopies, parce qu’il est un lieu de nondroit, mais surtout parce qu’il incarne une angoisse
écologique majeure, la désertifi cation de notre planète.
Pourquoi le désert provoque-t-il tantôt l'effroi et tantôt la fascination ?
L’image des Touaregs, c’est l’exemple même de la manière dont nous avons fantasmé le désert, entre effroi et fascination. Cela commence avec les découvertes des explorateurs, comme l’Allemand Heinrich Barth ou le Français Henri Duveyrier dans les années 1850. Contrairement à ce qu’ils croyaient depuis des siècles, les Européens réalisent alors que le Sahara n’est pas une vaste mer de sables vides : il est non seulement constitué de paysages multiples, dont les massifs montagneux du pays touareg, mais il est aussi habité par quantité de peuples. Au cours du XIXe siècle se construit le mythe du Touareg, à la fois preux chevalier, adversaire idéal, et membre d’une ethnie redoutable – ce qui se concrétise par le massacre de la mission Flatters en 1881, qui marque un coup d’arrêt momentané à la conquête du Sahara. Après la Seconde Guerre mondiale, la mystifi cation de l’Atlantide s’empare du mythe touareg avec le roman de Pierre Benoit et les films qui ont suivi. Puis l’Algérie indépendante achève la mise à mort des cultures nomades : en 1982, l’écrivain algérien Mouloud Mammeri montre dans La Traversée que le Touareg idéal que l’on va chercher au fi n fond du Sahara n’existe plus que dans nos fantasmes. En 1992, Mano Dayak et l’ethnologue Germaine Tillion parlent de la tragédie du peuple touareg.
Le désert est une image paradoxale. Il peut être l’icône du vide, de la perte de sens, de la déshumanisation et de la déréliction des sociétés modernes et postmodernes, chez les philosophes Friedrich Nietzsche ou Hannah Arendt par exemple, mais aussi dans la création cinématographique et littéraire, d’Antonioni à Tarkovski, de Saint-Exupéry à Le Clézio. Mais en même temps, le désert reste un espace de remise en question, de ressourcement, d’expérience sensible existentielle et, pour certains, un lieu où percevoir une réalité suprasensible. Au XIXe siècle, pour Ernest Renan, le désert était « monothéiste », car les trois grandes religions monothéistes y étaient nées : c’était le grand fantasme à l’époque. Aujourd’hui, l’essentialisation du désert se poursuit dans la littérature ou le monde visuel. En somme, le désert est à la fois l’icône du manque, de la disparition du sens, ainsi qu’un lieu de mémoire et d’une possible initiation.