Jennifer Tamas
Jennifer Tamas est agrégée de lettres modernes et enseigne la littérature française de l’Ancien Régime aux États-Unis à la Rutgers University (New Jersey). En octobre, elle a publié Peut-on encore être galant ?, une relecture de l’histoire de la galanterie à travers l’implication des romancières du XVIIe siècle qui en ont fait un mouvement d’émancipation et de vertu amoureuse bien au-delà d’un simple code de politesse au service des hommes. TEXTE DE PHILIPPE BAQUÉ

La galanterie naît au XVIIe siècle, à l’époque de Louis XIV. Étymologiquement, « galer » signifiait jouer, agréer, divertir. La galanterie se définit alors comme un jeu d’esprit destiné à produire de l’agrément à travers une conversation. Cette pratique culturelle a été ensuite comprise de plusieurs façons. Dans mon essai, j’explique comment se croisent la réalité de l’époque et les représentations véhiculées par les anthologies littéraires qui s’en tiennent à une sélection partiale des textes.
La galanterie correspond à une pratique que Louis XIV a encouragée grâce à la place que prennent les femmes dans le champ culturel. Il est essentiel de
saisir que la galanterie émerge en réaction à une violence omniprésente : celle des guerres de Religion qui déchirent le siècle, mais aussi celle des relations interpersonnelles. Les archives judiciaires, les mémoires des femmes et la littérature de l’époque en témoignent crûment : mariages forcés, nuits de noces
assimilables à des viols… Autant de réalités brutales qui façonnent le quotidien. C’est dans ce contexte que naît la galanterie, portée par un véritable projet de
pacification des mœurs. Nourrie par l’effervescence des salons, forgée par la littérature, la peinture et la musique, elle incarne l’aspiration à un nouvel idéal où l’honnêteté et le respect deviennent les piliers des relations humaines. En Italie comme en Espagne, on observe des mœurs qui peuvent sembler similaires, mais la galanterie française cherche à s’exporter comme modèle national.
Quelle partie de la société concernait-elle ?
Elle concernait avant tout l’aristocratie et les salons mondains. Mais la force de ce mouvement culturel est de se propager à travers les arts, y compris la peinture,
la musique et la comédie, si bien que les idées se diffusent alors dans le royaume de France. On peut citer à titre d’exemple,Les Précieuses ridiculesde Molière, qui prouvent, malgré la satire, que les aspirations galantes des jeunes femmes portées par Madeleine de Scudéry circulent jusque dans les provinces.
Tout à fait. La galanterie a une dimension politique car elle va redessiner les rapports de force.Dans la mesure où les hommes et les femmes doivent interagir autrement, ces changements questionnent ce qui est valorisé dans la société. C’est-à-dire la virilité, les combats, les duels, bref, toutes les valeurs guerrières qui sont nécessaires à la défense du territoire et à l’assise du pouvoir. Si cette virilité peut paraître essentielle pour protéger le royaume, elle n’est pas souhaitable dans les salons qui favorisent la mixité entre les sexes. Il s’agit là de quelque chose de profondément nouveau. La conversation des hommes et des femmes va reconfigurer l’espace public, mais aussi la sociabilité et les rapports de pouvoir. Les femmes vont exiger que les hommes laissent à la porte leur virilité pour cultiver d’autres qualités, développer leur esprit et renoncer à leurs manières brusques, basses ou grivoises.
La galanterie a-t-elle pu faciliter d’autres rapports amoureux entre les hommes et les femmes ?
Sous cette forme que vous décrivez, la galanterie pourrait-elle être encore d’actualité ?
Dans la mesure où la galanterie représente une sorte de contre-pouvoir par rapport aux normes de genre de l’époque, elle pose avec acuité la question du consentement. Ce bouleversement trouve une illustration frappante dans la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry, qui métaphorise les relations humaines comme un territoire à explorer conjointement, jalonnée d’étapes progressives et de potentiels dangers. Loin d’être un parcours linéaire, cette cartographie sentimentale suggère au contraire que chaque progression doit faire l’objet d’un accord mutuel, d’une écoute attentive des émotions de l’autre. Cette approche révèle une vision étonnamment moderne des relations humaines, bien plus riche et nuancée que les schémas sociaux rigides de l’époque. Scudéry ne se contente pas de parler « d’amitié » en termes génériques : elle en déploie toute la gamme des possibles – amis de circonstance, d’habitude, de cœur, sans oublier les tendres « amis et amies ». La galanterie devient ainsi pour les femmes un espace de liberté inédit où le consentement se décline en multiples nuances.
Quels rôles ont joué la littérature, notamment féminine, et les salons dans le développement de la galanterie ?
Au XVIIe siècle, la production romanesque est essentiellement féminine. Hommes et femmes se retrouvent dans les salons pour discuter, se lire, collaborer. On retrouve donc cette exploration subtile des aff ects aussi bien dans les romans que dans le théâtre ou les contes de fées de l’époque, formant autant de laboratoires où s’inventent de nouvelles formes de relations fondées sur le respect mutuel. Loin d’être un simple code de bienséance, la galanterie apparaît ainsi comme un outil de subversion des rapports de pouvoir traditionnels.
Aujourd’hui une « femme galante » serait une femme légère alors qu’un homme galant serait un homme bien élevé ? La galanterie a-t-elle été détournée de ses buts premiers ?
Pour moi, il s’agit de revenir au sens du mot à travers ce qu’il signifi ait à l’époque. Or, la vision qu’on a de la galanterie est non seulement biaisée mais non informée historiquement : on la réduit à un art de séduire purement masculin et désuet. On a oublié que la galanterie émergea à un moment où il n’y avait ni justice sociale ni égalité. Le simple fait de naître femme signifiait être inégal en termes économiques et juridiques. Une femme, même issue de la haute société,
n’avait aucun pouvoir économique puisque tout ce qui lui revenait passait des mains de son père à celles de son mari. Or, la galanterie offre une fiction d’égalité là où il n’y a aucune égalité possible. En donnant la parole à l’autre qui n’a pas les mêmes droits que soi, et en faisant cas de ce qui est dit, je crée une forme
d’égalité conversationnelle qui va ensuite avoir des répercussions sur les échanges d’idées et sur la façon dont les liens humains vont évoluer. D’un point de vue
historique, la galanterie donne un pouvoir de dire aux femmes à qui était prescrit le silence. Cela constitue une avancée car leur point de vue va changer le paysage littéraire et les conceptions qu’on se fait aussi bien du mariage, que du couple, de la politique et de la façon de gouverner. Il existe par exemple, dès le XVIIe siècle, des utopies féministes et l’affirmation encore plus ancienne que les femmes savent aussi bien régir un pays que des hommes. La galanterie fait d’elles des interlocutrices valables et prises en compte.
Peut-on aujourd’hui inventer une nouvelle galanterie qui pourrait être compatible avec le féminisme ?
Tout à fait. Dans mon essai, je pense l’histoire du féminisme sur la longue durée. Notre compréhension actuelle de la galanterie trahit un héritage déformé.
Nous avons occulté l’immense corpus galant du XVIIe siècle, ces milliers de pages où des femmes ont repensé les relations humaines, négocié leur place dans
la société, dénoncé les violences et revendiqué leur droit à participer pleinement à l’élaboration des codes amoureux. L’étude rigoureuse de la galanterie, dans toute sacomple xité historique, se révèle alors un précieux outil de vigilance. Elle nous enseigne comment les révolutions féministes peuvent être récupérées, dénaturées, avant d’être fi nalement oubliées. Cette perspective historique nous invite à une lucidité critique : chaque avancée porte en germe les mécanismes de sa possible récupération. Reste à savoir si nous saurons tirer les leçons du passé pour mieux préserver les conquêtes du présent.
