Audrey Millet

Nos vêtements racontent une histoire de migrations forcées et d'exploitation

Audrey Millet est chercheuse à l’Université métropolitaine d’Oslo et au laboratoire Anthropologie du travail de l’université de Bologne. Elle est experte de l’écosystème de la mode. Elle a publié en septembre 2024 le livre L’Odyssée d’Abdoul, enquête sur le crime organisé. Elle raconte le parcours d’un tailleur ivoirien, Abdoul, installé à Prato, en Toscane. Cette cité du textile est en proie à l’emprise de différentes mafias italiennes, nigérianes et chinoises. TEXTE DE PHILIPPE BAQUÉ

Image Audrey Millet
Comment êtes-vous passée de l’étude du milieu de la mode à une enquête sur le traffc d·êtres humains en Afrique ?


Mon parcours de recherche sur l’industrie textile m’a conduite à étudier les chaînes d’approvisionnement mondiales et leurs zones d’ombre. En préparant mon
ouvrage, Le Livre noir de la mode, j’avais constaté que les aspects les plus sombres de cette industrie – exploitation, travail forcé, conditions inhumaines – étaient
toujours minimisés. C’est en suivant ces fils que j’ai découvert les connexions profondes entre l’industrie textile et les réseaux criminels transnationaux. Les vêtements que nous portons racontent une histoire invisible de migrations forcées et d’exploitation. Cette prise de conscience m’a amenée à m’intéresser davantage au sort des personnes piégées dans ces systèmes, dont beaucoup viennent d’Afrique.


Comment avez-vous rencontré Abdoul et comment cette rencontre vous a-t-elle propulsée dans cette enquête ?


J’ai rencontré Abdoul lors d’un voyage de recherches à Prato, en Toscane, par hasard, dans la rue. Il m’a adressé la parole en français, alors que les immigrés
africains à Prato restent généralement invisibles, se déplaçant rapidement à vélo entre les ateliers. Il m’a raconté son histoire avec une lucidité et une dignité
remarquables, malgré les horreurs vécues. Cela m’a profondément touchée. Ce n’était plus une statistique ou un sujet d’étude abstrait, mais un homme dont la
trajectoire personnelle illustrait parfaitement l’intersection entre textile, migration et criminalité organisée Cette rencontre s’est transformée en une impérieuse
nécessité d’enquêter et de témoigner.


Comment avez-vous pu écrire un livre si réaliste avec autant de détails sur ces lieux souvent sordides et sinistrés qu'a parcourus Abdoul ?


Mon livre s’appuie sur plusieurs sources. Les témoignages détaillés d’Abdoul constituent la colonne vertébrale du récit, mais j’ai mené un travail de documentation
approfondi pour contextualiser et vérifier chaque élément. J’ai consulté des rapports d’organisations internationales, des études académiques sur les migrations et
le crime organisé, des enquêtes journalistiques, regardé des programmes de chaînes africaines… J’ai aussi eu des entretiens avec d’autres migrants ayant emprunté des routes similaires. Tout cela m’a permis de corroborer les expériences d’Abdoul. J’ai aussi mené des enquêtes de terrain à Prato et dans d’autres régions d’Italie, visitant des ateliers et rencontrant divers acteurs du secteur textile. Cette approche multidimensionnelle m’a permis de tisser un récit fidèle, documenté et incarné, tout en respectant scrupuleusement l’expérience vécue d’Abdoul.

Comment avez-vous pu établir les liens entre les traffics de prostitution, de drogue, d'organes et la pédocriminalité qui existent entre l'Afrique et l'Europe  ?


Ces liens sont apparus progressivement au fil de mon enquête. Les témoignages d’Abdoul et d’autres migrants révélaient des schémas récurrents où les mêmes
réseaux contrôlaient plusieurs types de trafics. J’ai ensuite confronté ces récits aux rapports d’Europol, d’Interpol, et aux travaux d’enquêteurs spécialisés sur les nouvelles mafias transnationales. Ces différents trafics partagent les mêmes infrastructures, routes et méthodes. Une personne comme Abdoul, devenue une « marchandise » dans le trafic de migrants, peut facilement devenir victime de travail forcé. D’autres personnes sont contraintes à la prostitution ou au transport de drogue. Les organisations criminelles diversifient leurs activités pour maximiser leurs profits, traitant les êtres humains comme de simples ressources exploitables de multiples façons. Ce n’est pas un hasard si ces trafics convergent aux mêmes points nodaux comme Agadez, Sabha ou Prato, car ce sont les différentes facettes d’une même économie criminelle mondiale.

 

Comment Abdoul, modeste tailleur cherchant du travail en Afrique, s’est-il retrouvé pris dans la logique implacable des réseaux clandestins d'émigration ?


Le cas d’Abdoul illustre un mécanisme tragique, mais courant. Il n’a jamais eu l’intention de migrer en Europe, mais cherchait à améliorer sa situation professionnelle dans un pays voisin de la Côte d’Ivoire. Mais une série de désillusions l’a poussé toujours plus loin : l’exploitation au Burkina Faso, l’absence d’opportunités au Niger, puis la violence extrême à Agadez. À chaque étape, il se retrouvait dans une situation plus précaire, avec moins de ressources et d’options pour faire marche arrière. Les trafiquants exploitent précisément cette vulnérabilité croissante. Ils créent un environnement où les migrants deviennent
totalement dépendants d’eux, notamment en les dépouillant de leurs papiers et de leur argent. Dans ce système, plus on avance, plus il devient impossible de s’en échapper. C’est ainsi qu’Abdoul, qui voulait simplement acheter une machine à coudre pour ouvrir son propre atelier, s’est retrouvé vendu comme esclave en Libye puis en Italie.


Que devient Abdoul aujourd'hui ?


Il a obtenu un contrat à durée indéterminée dans une entreprise de textile de luxe en Italie, après plusieurs années de précarité et de contrats temporaires. Il possède un permis de séjour en règle et a récemment pu retourner en Côte d’Ivoire pour la première fois depuis son départ en 2015, afin de revoir sa famille. Mais Abdoul vit toujours avec les séquelles physiques et psychologiques de son odyssée. Il reste profondément marqué par les violences dont il a été témoin.


La pratique du travail forcé existe-t-elle toujours à Prato ?


Oui, malheureusement, comme dans d’autres centres industriels européens. À Prato, des milliers de personnes travaillent toujours dans des conditions d’exploitation extrême, notamment dans le textile. Ces pratiques s’appuient sur des systèmes sophistiqués qui contournent les contrôles : contrats à temps partiel pour des emplois à plein temps, usines-dortoirs, intimidation et menaces. Ce qui est frappant, c’est la normalisation de ces pratiques, même dans des chaînes d’approvisionnement liées à des marques de luxe. L’affaire récente impliquant Armani, dont les sous-traitants exploitaient des ateliers clandestins à Milan, illustre comment ce système s’étend jusqu’aux niveaux les plus prestigieux de l’industrie. Des formes similaires d’exploitation existent aussi au Royaume-Uni à Leicester, en Espagne à El Ejido, ou en France à Aubervilliers.

Comment en finir avec cet enfer que vivent des centaines de milliers de migrants africains ?
 
Une solution durable nécessiterait une approche multidimensionnelle. Il faudrait d’abord mettre en place une véritable responsabilité des grandes marques pour leurs chaînes d’approvisionnement. Tant qu’elles continueront à prendre de la distance avec les conditions de production pratiquées par leurs sous-traitants, l’exploitation persistera. Une coopération internationale renforcée devrait s’attaquer aux réseaux criminels transnationaux. Il faudrait aussi revoir notre modèle de consommation, basé sur des produits toujours moins chers, qui repose en partie sur l’exploitation des personnes migrantes. Renforcer les voies légales de migration et de travail ferait aussi partie des solutions. Enfin, il faudrait réformer les politiques de développement et les relations commerciales avec l’Afrique pour favoriser sa croissance économique, réduisant ainsi la nécessité d’émigrer.


L'Europe ferme-t-elle les yeux sur cet esclavage contemporain ?


D’un côté, l’Europe affiche une politique migratoire restrictive et externalise ses frontières, de l’autre, son économie dépend largement d’une main-d’œuvre migrante bon marché et flexible dans des secteurs comme l’agriculture, le textile, le bâtiment ou les soins. Cette maind’œuvre est devenue indispensable pour maintenir la compétitivité de certaines industries européennes face à la concurrence mondiale, particulièrement dans les segments à faible valeur ajoutée. La précarité du statut des migrants sans papiers permet une flexibilité maximale et des coûts minimaux, créant une forme de dumping social interne à l’Europe.

Les réseaux du crime organisé sont bien identifiés dans votre livre. Pourquoi ne sont-ils pas démantelés ?


Leur nature transnationale les rend particulièrement difficiles à combattre. Ils opèrent simultanément dans plusieurs juridictions, exploitant les lacunes en matière
de coopération internationale. Ces organisations ont développé une capacité d’adaptation remarquable. À Prato, par exemple, quand un atelier est fermé, un
autre ouvre immédiatement ailleurs, souvent avec les mêmes machines déplacées pendant la nuit. Il existe aussi une infiltration profonde des institutions
légitimes. Certains réseaux mafieux sont impliqués dans l’économie légale via des entreprises-écrans, et entretiennent des relations avec des fonctionnaires
corrompus, des avocats, des comptables, créant un écosystème protecteur. Ils répondent à une demande basée sur une main-d’œuvre bon marché, des produits
contrefaits, des services sexuels et autres. Tant que cette demande persiste, d’autres acteurs prendront la place de ceux qui sont arrêtés. Enfin, des succès contre
la Cosa Nostra, en Sicile, ont paradoxalement ouvert des opportunités pour d’autres groupes comme la mafia nigériane. Démanteler complètement ces réseaux nécessiterait des ressources et une coordination que peu d’États sont prêts à engager.


Pourquoi l'industrie textile continue-t-elle à fermer les yeux sur ce phénomène ?


L’industrie textile a développé des mécanismes sophistiqués pour maintenir cette ignorance stratégique. Le principal est la complexification et l’opacification des chaînes d’approvisionnement. En multipliant les niveaux de sous-traitance, les marques créent une distance qui leur permet de rejeter la responsabilité sur leurs fournisseurs tout en bénéficiant des coûts réduits. Un autre mécanisme consiste à développer des programmes de conformité et de responsabilité sociale qui servent souvent de vitrine plutôt que d’outils de changement réel. Ces initiatives peuvent même paradoxalement empêcher l’identification des problèmes, en créant l’illusion que tout est sous contrôle. Les marques de luxe maintiennent ainsi l’image d’une production artisanale éthique tout en recourant parfois aux mêmes réseaux de sous-traitance que la mode bon marché.
 

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