Philippe Madec
Pionnier de l’écoresponsabilité en architecture et urbanisme, l’architecte Philippe Madec est à l’origine du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative. L’architecture frugale qu’il défend fait la part belle aux matériaux naturels et locaux plutôt qu’au béton, ou à la ventilation naturelle plutôt qu’à la climatisation… Créative, raisonnée, résiliente, respectueuse du vivant, elle se place « au service d’une société heureuse ». PROPOS RECUEILLIS PAR CÉCILE MARCHE

En 2018, vous avez coécrit le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux. Pour quelles raisons ?
Nous l’avons écrit avec Alain Bornarel (ingénieur) et Dominique Gauzin-Müller (architecte-chercheur), en partant d’un constat. Selon l’Onu, le monde des bâtisseurs est responsable de 40 % des émissions de gaz à eff et de serre, et 20 % supplémentaires sont liées aux déplacements de matériel. Entre la construction
et l’aménagement du territoire, au moins 60 % des émissions me concernent en tant qu’architecte et urbaniste. Aujourd’hui, nous avons déjà un réchauffement de + 1,1 °C par rapport à l’ère préindustrielle (avant 1850). Atteindre +1,5 °C n’est plus une hypothèse mais une certitude, il faut donc agir maintenant, avec ceux qui sont responsables, et le monde des bâtisseurs l’est considérablement. Aujourd’hui, notre manifeste a plus de 15 500 signataires dans 86 pays, dont 25 % de la société civile, plus de 5 000 architectes, des ingénieurs, des élus ou encore des étudiants… C’est devenu un mouvement international dont l’objectif est de rassembler des gens qui étaient seuls et qui peuvent désormais partager des solutions. Et ça marche ! Les architectes passent leur temps à faire des concours les uns contre les autres, à se battre pour avoir le meilleur promoteur, le meilleur projet. Nous, nous avons un peu arrêté cela, car il faut que nous avancions ensemble.
Quel est le sens de l’architecture frugale que vous soutenez ? La participation citoyenne est-elle centrale ?
Il y a à la fois l’objectif de blesser le moins possible la planète, avec le recours à des matériaux naturels et sains, mais aussi celui de vivre heureux ensemble.
Cela demande de la bienveillance. Nous avons beaucoup construit, peut-être trop. Il faut réhabiliter le monde habité et nous n’allons pas le faire sans ses
habitants. Mon atelier est d’ailleurs le premier à avoir reçu le prix du Projet Citoyen en 2001. Nous sommes riches de l’intelligence collective et de sa capacité
à faire évoluer les projets.
Constatez-vous sur le terrain que l’on se tourne davantage vers des projets écoresponsables ?
À mes débuts, à la fin des années 1980, nous étions assez seuls. Puis, à partir de l’apparition de la Haute qualité environnementale (HQE) en 1997, et pendant dix ans, il y a eu un moment favorable pour les questions environnementales, avant que la crise des subprimes en 2008 ne fasse tout basculer. Depuis cinq ans, les choses ont vraiment changé. Nous étions un peu moins de dix dans les années 2000 au sein de mon atelier. Aujourd’hui, nous sommes quarante, avec une génération de jeunes architectes qui sont vraiment engagés. Nous sentons que nos maîtres d’ouvrage évoluent. Entre membres du mouvement, nous disons souvent que nous avons gagné la bataille des idées, car aujourd’hui, il est diffi cile d’être élu et de ne pas se dire intéressé par l’environnement ou d’être promoteur et de ne pas vanter les propriétés écologiques de son bâtiment. Malheureusement, le dérèglement climatique nous aide.
Est-ce que cela se retrouve dans le choix des matériaux utilisés ?
Si nous avons gagné la bataille des idées, nous n’avons pas gagné la bataille du terrain : la plupart des maîtres d’ouvrage choisissent le moins cher, c’est-à-dire du béton, du PVC, du polyester, aux conséquences catastrophiques pour l’environnement. Certains ont changé bien sûr, mais pas suffisamment. Il faut que les matériaux sains, les matériaux naturels, bio- et géosourcés*, mais aussi les matériaux de réemploi qui viennent de la déconstruction de vieux bâtiments coûtent moins cher qu’à l’heure actuelle. Il est diffi cile de donner des chiffres du surcoût que cela représente, cela dépend de nombreux paramètres. À Bordeaux, par exemple, il y a le label Bâtiment frugal bordelais, lancé par la municipalité et la Fédération des promoteurs immobiliers. En faisant évoluer le bâtiment du XXe siècle vers un bâtiment plus frugal, ils ont calculé un surcoût de 10 % à 15 % du budget global.
Est-ce que ce surcoût est justifié ?
Bien sûr, car cela prépare le bâtiment et les logements à être vivables pour demain alors que les canicules sont de plus en plus fréquentes, tout en atteignant
des températures toujours plus élevées. Il faut vraiment dessiner dès maintenant des logements qui sont prêts à affronter la fin du XXIe siècle. Ces logements sont aussi très bien isolés en été, très bien solarisés en hiver, et ne consomment quasiment pas de chauffage.
Vous menez d’ailleurs des projets sans système de ventilation…
À Bordeaux, nous terminons des études pour construire un bâtiment sans aucun système de ventilation, alors que la loi oblige à mettre des moteurs pour ventiler ou VMC (ventilation mécanique contrôlée). Comme cela relève de la santé publique, nous avons obtenu l’autorisation du Ministère pour mener cette expérimentation. Dans nos plans, les logements sont traversants, les pièces ont toutes des fenêtres, y compris les toilettes et la salle de bains, pour qu’il soit possible d’ouvrir partout la journée ou le soir. Cela était d’ailleurs courant dans les immeubles haussmanniens, mais c’est tombé en désuétude depuis l’arrivée de la VMC dans les années 1980. On cherche à montrer qu’en utilisant moins de technique, les gens vivent mieux. Ils voient davantage la lumière du jour, l’air qu’ils respirent est plus naturel. Leur relation au monde est plus heureuse.
Vous n’intégrez jamais de climatisation dans vos réalisations ?
Nous avons vraiment besoin de climatisation pour la santé, les hôpitaux et les espaces pour les personnes âgées. Ou encore pour la préservation de documents anciens, par exemple. Pour le reste, il n’y en a pas besoin. À Ramatuelle (Var), par exemple, sur la plage de Pampelonne, j’ai réalisé un bâtiment en bois, ventilé et éclairé naturellement. En cuisine, le chef nous a demandé de baisser notre ventilation naturelle, car les pâtes se refroidissaient trop vite. Cet exemple montre bien qu’il n’y a pas que la technologie qui permet d’arriver à la performance !
Les techniques alternatives existent depuis des siècles dans l’habitat traditionnel. En Égypte par exemple, ou encore en Iran avec les tours à vent (malqaf et bâdgir). Ce sont des sources d’inspiration pour vous ?
En Égypte, ils mettent une cheminée dans l’axe des vents dominants qui renvoie l’air dans le bâtiment. À l’intérieur, ils installent une jarre en terre cuite non vernie pour rester poreuse, et la remplissent d’eau. L’air qui entre dans le conduit est refroidi au contact de cette eau qui suinte de la jarre, devient plus lourd que l’air chaud et « tombe » dans le logement. Il se réchauffe ensuite, remonte et ressort en toiture… C’est d’une intelligence folle ! J’ai déjà travaillé sur des tours à vent à Saint-Nazaire. Par ailleurs, j’ai récemment proposé un système de rafraîchissement adiabatique, c’est-à-dire imperméable à la chaleur, pour un projet de maison de l’eau en Île-de-France. Sur les fenêtres, nous avons superposé des tubes de terre cuite creux, à l’horizontale, dans lesquels l’air passe. Sur ces tubes, on fait couler très lentement de l’eau, de manière que les tubes se gorgent d’eau et que l’air qui rentre dans ces tubes soit refroidi naturellement. En fait, nous passons notre temps à nous amuser !
La frugalité nécessite ainsi une grande part de créativité et d’innovation ?
Nous avons fait les premiers logements entiers avec un système de ventilation naturelle assisté et contrôlé à Saint-Nazaire. À Cornebarrieu, près de Toulouse, j’ai réalisé le premier mur en briques de terre crue compressée qui portait un plancher accessible au public. Nous cherchons constamment des solutions contemporaines tout en utilisant les éléments (le soleil, le vent, l’air) et des matières traditionnelles comme le bois, la terre, les fibres. Nous croyons aussi que cela contribue à la paix, car au-delà des problématiques ethniques ou de frontières, les guerres sont souvent liées à la maîtrise des ressources naturelles. Le rapport Facteur 4 du club de Rome, dont je suis membre [Philippe Madec est membre du chapitre Europe, ndlr], indique que le seul programme d’avenir possible est « deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources », sinon c’est la catastrophe. Cette façon frugale de vivre s’impose à nous, d’une certaine façon.
Parmi les ressources que vous utilisez, quelle est l’alternative au béton ?
En réalité, il n’y a pas qu’une seule alternative. Quand vous oubliez le béton armé, il y a une immense boîte qui s’ouvre avec, à l’intérieur, toutes les ressources
naturelles disponibles et différentes sur chaque continent, dans chaque pays. Nous passons ainsi du béton, une sorte de pauvreté de la pensée et de la matière, à une richesse infinie, à une abondance de matériaux disponibles : le bois, la pierre, la terre, les fibres ou les champignons. Nous n’en finissons pas de découvrir des solutions pour faire autrement ! Il s’agit de ressources physiques, mais aussi humaines, car il y a toujours l’homme ou la femme qui a le savoir-faire. Cela permet de faire vivre ces gens, de valoriser les circuits courts, l’économie circulaire et l’économie locale. D’un côté, le béton uniformise l’architecture dans le monde, et de l’autre, l’architecture frugale fait réapparaître l’incroyable richesse des diversités culturelles, matérielles et climatiques.
La frugalité priorise le recours aux techniques dites « low-tech », des constructions simples qui utilisent des matériaux non rares. Dans votre dernier ouvrage Mieux avec moins, vous parlez plutôt de « right-tech ». En quoi cela consiste-t-il ?
La frugalité suppose d’utiliser ce qui est adéquat. Nous sommes attachés à la « juste technique » pour le bon emploi, la bonne matière pour le bon sujet, en
quantité cohérente avec l’économie locale. Parfois, nous sommes obligés d’opter pour une techniquehigh-tech comme lorsqu’il s’agit d’installer la climatisation dans un service hospitalier. Le meilleur choix est celui qui sera le plus pertinent. Cela enrichit considérablement notre métier d’architecte de faire ce travail raisonné. Nous parlons de frugalité « heureuse », car ne pas blesser la Terre rend heureux, et « créative », parce que retrouver un peu de liberté dans notre relation à la machine et au monde demande de la créativité. Il ne suffit pas de tourner un peu moins le bouton pour consommer un peu moins d’énergie, c’est pour cela que la sobriété ne nous intéresse pas.
La loi Climat et résilience fixe des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols (voir Rotary Mag n° 823). Est-ce que cela va dans le bon sens selon vous ?
Le mouvement de la frugalité heureuse et créative est le premier à avoir posé la question : faut-il encore construire ? Le Zéro artificialisation nette (Zan) de la loi Climat s’inscrit dans cette posture : il faut arrêter d’étendre les communes avec des lotissements. Il est extrêmement important de travailler sur le territoire déjà aggloméré et d’étudier toutes les opportunités pour ne pas l’étendre, comme la réhabilitation ou encore l’utilisation des « dents creuses ». Cela nécessite l’engagement des élus et des citoyens, car c’est notre avenir qui se joue dès maintenant. Cette fin de xxie siècle sera faite de combats : l’enjeu est de ménager le vivant, humain et non humain.
*issus de la biomasse (bois, paille, etc.) et issus de ressource
d’origine minérale comme la terre crue ou la pierre sèche.
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Philippe Madec