Dominique Roques
Consultant en parfums naturels et sourceur pour l’industrie du parfum pendant trente ans, Dominique Roques a toujours vécu près des arbres. Il est l’auteur du Parfum des forêts, un voyage olfactif qui est avant tout une ode la protection des forêts sauvages. TEXTE DE LAURE ESPIEU
Le parfum est un formidable vecteur pour voyager dans le temps et dans l’espace. Vous racontez que sa naissance est intimement liée aux arbres…
Le désir de parfum et la sensibilité au parfum s’expriment très tôt dans l’histoire de l’humanité. C’est un élan qui se développe dans un contexte plus large, qui est le désir absolu de l’homme de s’enivrer. Cela se traduit par l’invention, rapidement, de diverses formes de bières et de vins, ainsi que par la consommation de substances hallucinogènes qui se trouvaient dans la nature, et qui permettaient d’approcher des états de transe. Le désir de parfum et la sensibilité au parfum rentrent dans ce contexte. L’on se rend compte que certains arbres ont une odeur tellement puissante, que cela participe de la même chose. Nous avons ainsi des témoignages d’hommes qui font des bûchers de santal ou de genévrier, et qui s’enivrent de ces fumées au point qu’ils les dédient au divin. Pratiquement en même temps, les humains découvrent la possibilité de récolter des résines qui concentrent encore plus les odeurs du bois.
C’est le début de l’encens. Nous savons qu’il s’agit de la première matérialisation de la relation de l’homme avec le parfum.
Vous avez vous-même grandi auprès des arbres. Puis fait HEC, avant de devenir bûcheron et de bifurquer. Quelle importance cela a-t-il eu
dans la suite de votre parcours ?
Au fond, c’est une histoire de hasards. Après la guerre, mon père est parti aux États-Unis, happé par ce vent du large qui a été le désir de toute une génération. De fil en aiguille, il est arrivé en Californie, où il est devenu bûcheron, parce que c’était ce qui rapportait le plus. Il a découvert là-bas les tronçonneuses, qui venaient juste d’être inventées. Quand il est rentré, il s’est dit qu’il fallait les faire connaître en Europe. Mon père m’amenait un peu partout avec lui, multipliant les démonstrations de cette nouvelle technologie. Après mes études, j’ai eu envie de me rapprocher du monde des arbres et de la nature, et j’ai été à mon tour bûcheron pendant quelque temps. Puis, presque dans la foulée, j’ai rencontré, dans les Landes, des gens qui distillaient les aiguilles de pin. J’ai trouvé que leur aventure était extraordinaire, et c’est comme ça que j’ai découvert l’univers du parfum. Je suis devenu sourceur, c’est-à-dire, chargé d’aller chercher tout autour du monde les ingrédients, les extraits, les essences que les parfumeurs vont utiliser pour constituer la part naturelle de leur formule. Cela représente environ 150 produits, dans une quarantaine de pays, de la rose au jasmin en passant par de nombreuses essences d’arbres. J’ai donc eu la chance d’exercer un métier qui m’a permis de découvrir, les uns après les autres, tous ces produits, et de faire un tour du monde à la rencontre de gens fascinants, qui sont les héritiers d’une histoire débutée voilà 5 000 ans, à l’époque où les Égyptiens étaient déjà fous du santal et de l’encens.
Paradoxalement, malgré ce lien millénaire entre l’homme et l’arbre, la déforestation ne cesse de s’aggraver. Quelles sont les étapes de cette relation complexe ?
L’arbre est le témoin, et, souvent, la victime de l’histoire de l’humanité. Dès l’antiquité mésopotamienne, le roi légendaire de la cité d’Uruk, le personnage héroïque
Gilgamesh, s’était fixé comme objectif d’aller conquérir la forêt des cèdres. L’on y retrouve une référence à un acte fondamental et révolutionnaire, qui remonte pratiquement à 3 000 av. J.-C. et à la naissance de la civilisation en Mésopotamie ainsi qu’en Égypte : c’est le fait d’abandonner la notion de « forêt abri ». Jusqu’alors, les humains vivaient de, et dans la forêt. À cette période, il se produit une bascule, où l’on va passer de l’arbre vivant à l’arbre mort. Dès que nous avons été capables de faire des haches en bronze, nous avons coupé des arbres, dont nous avons eu ainsi un besoin croissant. L’histoire de l’humanité, de Gilgamesh à nos jours, est aussi celle de notre relation aux arbres. Nous commençons à nous rendre compte que nous sommes allés bien trop loin. Que nous les avons beaucoup coupés, surestimant la capacité de la nature à être illimitée – c’était l’idée des Européens qui se lancèrent à la conquête du monde.
Et une autre rupture intervient, avec l’invention de la tronçonneuse ?
C’est fascinant. Lorsqu’en 900 av. J.-C., le roi Salomon, qui a besoin de quantités énormes de cèdre pour construire son temple, envoie ses bûcherons sur le mont Liban, leurs haches et techniques sont exactement les mêmes que celles des premiers bûcherons dans la forêt de séquoias californienne près de deux mille ans plus tard, pendant la ruée vers l’or en 1850. Et, 70 ans plus tard, au mitan du XXe siècle, tout change. Les Américains inventent la scie mécanique : c’est l’entrée de la machine dans la forêt. En cent ans, nous avons coupé la moitié des forêts du monde. La bascule est totale. Absolue.
Vous faites les portraits d’arbres extraordinaires. Pouvez-vous nous parler de cette forêt des cèdres du Liban, que vous qualifiez de mère de toutes les forêts et de monument de l’histoire de l’humanité ?
Les cèdres du Liban couvraient les pentes du mont Liban, du nord au sud, sur plus de cent kilomètres. Les quelques lambeaux qui subsistent et les écrits de l’Antiquité aident à se faire une idée de ce que pouvait être la splendeur de ce massif, avant l’arrivée des premiers coupeurs d’arbres au troisième millénaire avant
notre ère. Dès l’an 200 ou 300 apr. J.-C., les empereurs romains s’alarment du manque d’arbres, sources de piliers solides pour construire leurs monuments. En mille ans, les hommes ont abattu frénétiquement une forêt qui était l’une des merveilles du monde, et qui ne reviendra plus jamais. Il n’en reste que quelques survivants sans âge, que l’on essaie de sauvegarder. Il s’est passé la même chose avec les Redwood, la forêt de séquoias en Californie. Cette forêt a été fauchée en un siècle. Les Américains ont réussi à en sauver 30 %, mais il faut quand même se rendre compte de ce qu’était la beauté de ce lieu, avec des arbres de 100 à 120 mètres de haut. C’est une chose inimaginable de penser que l’on a abattu tout cela pour faire des planches.
Ce face-à-face entre l’activité humaine et la forêt prend un sens tout particulier en Amazonie. Quelle est la menace actuelle sur la forêt primaire du Paraguay ?
Aujourd’hui, beaucoup de jeunes gens affirment en toute honnêteté que c’est très mal de couper un arbre. Nous avons abouti à cette situation où des choses tellement terribles ont été perpétrées que nous sommes arrivés à une espèce d’hypersensibilité qui n’est pas justifiée. Nous ne pouvons pas nous passer de bois. Tout le monde a envie de bois, parce que c’est un matériau extraordinaire, aux nombreuses vertus. Dans les forêts du Nord, l’on réussit à le faire pousser dans des exploitations. L’énorme problème, c’est qu’en parallèle, l’on continue à abattre les forêts primaires. Pas tellement pour le bois, mais pour permettre à l’agriculture de s’étendre. Dans la forêt du Gran Chaco, au Paraguay, les habitants créent des pâturages pour les bœufs parce que cela a beaucoup plus de valeur que les arbres. Il faut, partout, essayer de comprendre ce qu’il se passe, et trouver des solutions. Arriver aujourd’hui à faire la preuve qu’une exploitation raisonnable, raisonnée et durable, d’arbres qui ont de la valeur parce qu’ils ont un parfum magnifique et un bois formidable, pourrait permettre à des propriétaires de laisser leurs terres en forêt primaire, plutôt que de tout enlever pour faire de l’agriculture. C’est faire gagner de la valeur à la forêt.
Quelle est la spécificité de cet arbre, le Gaïac ?
L’essence de Gaïac est très puissante, très boisée : elle est présente dans des milliers de formules de parfums. Depuis très longtemps, l’humanité la produit, souvent à la faveur des déboisements. Il y a suffisamment d’arbres pour couvrir les besoins de la parfumerie. Simplement, nous devrions commencer à les gérer, c’est-à-dire à définir un niveau de prélèvement adapté, qui permette le renouvellement. Nous savons faire ces choses-là. Et ce bois est tellement merveilleux, c’est l’un des plus denses de la planète, ses couleurs sont extraordinaires. Quand vous l’abattez, la réaction de l’huile essentielle avec l’air fait qu’immédiatement il devient bleu, d’un bleu magnifique et intense. C’est véritablement son contenu en parfum qui lui donne cette coloration : tout à coup, vous avez l’impression d’être face à un seigneur de la forêt.
Vous maintenez donc qu’il faut couper des arbres, mais le faire au bon endroit, au bon moment...
Je pense que cette question se pose partout, au sujet de la conservation des forêts primaires. Est-ce qu’il faut tout sanctuariser, et ne plus toucher à rien ? C’est très compliqué, parce des gens sont installés là et luttent pour leur survie. Il faut arriver à proposer des modèles dans lesquels l’on puisse exploiter les richesses de la forêt de façon vertueuse.
Les forêts ont 370 millions d’années. Vous dites qu’elles repoussent, et qu’elles revivent. L’homme a, certes, déboisé la moitié des forêts du monde en un siècle, mais vous a?ffirmez qu’à la fin, ce sont les forêts qui gagneront. Qu’est-ce qui fonde cette conviction ?
Je sais que cela peut paraître un peu paradoxal, mais nous, humains, vivons à l’échelle de notre temps. Nous avons au mieux un siècle à passer sur terre. Alors, quand nous voyons un arbre tomber ou une forêt disparaître, nous nous disons que c’est fini. La réalité est tout autre si l’on arrête de se placer dans notre bulle de temps. À l’échelle des arbres, la forêt gagne toujours. Ce que je trouve phénoménal, par exemple, c’est la façon dont elle a totalement recouvert la civilisation maya en moins de mille ans. Au point qu’aujourd’hui, nous avons besoin de techniques très élaborées pour essayer de retrouver ce qui est sous la végétation. La capacité de la forêt à prendre son temps et à repasser sur tout ce qu’ont pu faire les hommes est phénoménale. Je fais le pari que si un jour, par malheur, les hommes doivent disparaître de la surface de la Terre, les forêts nous survivront.
Pour redéfinir la relation de l’homme et de l’arbre, vous parlez d’une forme de réconciliation ?
Je suis convaincu que la sensibilité occidentale à la beauté et au caractère irremplaçable de l’arbre est en progression spectaculaire. L’arbre est un pilier
émotionnel. Tout le monde redécouvre que c’est le pourvoyeur de l’ombre, notamment dans les villes. Je pense que ceci est de nature à changer notre comportement. Dans les années 1950 ou 1960, les agriculteurs ont arraché les haies, dans le cadre du remembrement. Aujourd’hui, leurs enfants commencent patiemment à replanter, parce qu’ils savent que c’est le retour de la vie. Une prise de conscience se fait jour, du rôle que l’arbre peut et doit jouer dans nos vies. Cela me rend assez optimiste.