Samuel Challéat
Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Samuel Challéat se consacre pleinement à la lutte contre la pollution lumineuse nocturne. À l’occasion de la réédition de son livre, Sauver la nuit, il rappelle les effets néfastes de la lumière artificielle sur notre environnement et notre santé. Et propose des solutions pour mieux éclairer l’obscurité. TEXTE DE ELÉONOR DE VAUMAS
Ma passion pour l’astronomie remonte à l’enfance. À dix ans, pendant mes vacances à la montagne, j’adorais sortir, après le dîner, pour regarder le ciel étoilé.
C’était aussi, pour moi, une façon d’avoir l’autorisation d’être dehors après le repas. Vers l’âge de 12-13 ans, j’ai franchi la porte du club d’astronomie local, à Dijon, où je me rendais tous les vendredis, pour des ateliers ou des soirées d’observation. Rapidement, j’ai commencé à faire des animations auprès du grand public. Puis, de fil en aiguille, je suis devenu vice-président du club. J’y passais une grande partie de mon temps libre. J’aurais beaucoup aimé être astronome, mais, au vu de mes résultats scolaires en mathématiques et en physique, j’ai vite compris que cela ne serait pas possible. Alors, j’ai entrepris des études de géographie. Et c’est là que mon directeur d’études m’a suggéré de faire ma thèse sur la pollution lumineuse. Un sujet que je ne pensais pas accessible à un géographe, mais qui, avec une approche tournée vers l’aménagement urbain, faisait sens. Petit à petit, j’y ai inclus une dimension écologique, en m’associant à des écologues. L’objet actuel de ma recherche au CNRS consiste à savoir comment l’obscurité est une ressource, pour les territoires, mais aussi pour les non-humains.
Vous écrivez que votre livre aurait pu s’appeler Nostalgie de la nuit. Pourquoi ?
En ville, si nous sortons par une nuit sans nuages et que nous levons le nez au ciel, qu’y voyons-nous ? Pas grand-chose… C’est que la lumière artificielle que nous
utilisons pour mettre un peu de brillant sur nos villes nocturnes ne se contente pas d’éclairer nos rues : elle se répand jusque dans le ciel, où elle est diffusée par une multitude d’aérosols, et masque la vue du ciel étoilé. Le problème est mondial : 83 % de la population terrestre vit sous un ciel entaché de pollution lumineuse. Ceux qui habitent en région parisienne, par exemple, doivent parcourir 900 km pour trouver les premiers lieux où le ciel nocturne n’est pas affecté par la lumière artificielle ! Parce qu’il tend à disparaître de nos paysages, le ciel étoilé est l’un de ces objets devenus rares, dont nous mesurons les apports maintenant qu’ils semblent nous échapper un peu plus chaque année. Face à cette perte imminente, se réveille, chez des astronomes, professionnels et amateurs, des biologistes, mais aussi des territoires entiers, la volonté de se mobiliser pour préserver un accès au ciel nocturne. Peut-être est-ce aussi là une manifestation d’une forme de nostalgie, à la pensée de la richesse de ce ciel étoilé que nous avons tous déjà eu l’occasion d’admirer avec émotion.
Quel est donc ce lien entre pollution lumineuse et préservation de l’environnement ?
La pollution lumineuse désigne l’ensemble des effets néfastes générés par la lumière artificielle nocturne. Cela va de la perte de visibilité du ciel étoilé aux répercussions sur l’environnement, la faune nocturne, ou notre santé. Si l’on s’en tient au sens strict de cette définition, cela signifie que toute lumière artificielle,
y compris celle d’une lampe frontale, par exemple, est une perturbation du milieu naturel. L’on pourrait alors penser que le mieux serait de tout éteindre, et ce
serait effectivement l’idéal, du point de vue écologique. Mais du point de vue pratique, cela est quasi impossible. Nous préférons, quant à nous, nous attaquer
au problème à la source, en essayant de trouver un « juste éclairer » en mettant au point des solutions pour réduire la lumière inutile. Pour cela, nous disposons
de tout un panel d’actions techniques qui nous permettent de regrignoter un peu d’obscurité. L’on peut, par exemple, réduire de plus de la moitié le niveau
général des intensités lumineuses ; l’éteindre au cœur de la nuit dans certains endroits ; éviter les éclairages trop blancs ; ou, mieux encore, orienter les flux lumineux, pour éviter d’éclairer le ciel et de perturber les animaux.
Y a-t-il encore, en France, des endroits où la nuit est sombre ?
Il n’y a malheureusement plus, aujourd’hui, de lieux exempts de photons de lumière artificielle qui se baladent dans l’atmosphère. En revanche, il reste des zones relativement bien préservées, principalement parce qu’elles sont des zones de faible densité de population : l’Aubrac, les Causses du Quercy, le Massif central dans son ensemble, le Morvan, où presque toutes les communes éteignent leur éclairage en milieu de nuit.
Quels sont les bénéfices de cette démarche ?
Il faut savoir que la lumière artificielle affecte les environnements naturels. Elle peut perturber les cycles de sommeil et d’alimentation des espèces nocturnes, et donc mettre en péril la viabilité de ces populations. Remettre plus d’obscurité permet donc de rétablir le fonctionnement naturel du vivant. Si nous réduisons la cacophonie lumineuse globale, nous gagnerons aussi en qualité de sommeil ; ce qui joue en faveur de notre bien-être mental. Et puis, il ne faut pas négliger l’ « effet waouh » du ciel étoilé. Personne n’est contre l’idée de revoir les étoiles. Je doute qu’il soit possible de les revoir en ville dans les cent ans à venir Mais peut-être qu’au lieu de parcourir une centaine de kilomètres hors des grandes villes pour les observer, cinquante kilomètres suffiront, d’ici vingt ans.
Quand et comment la lutte contre la lumière artificielle s’est-elle matérialisée en France ?
C’est aux États-Unis que l’idée de pollution lumineuse émerge pour la première fois, et se propage via le Darksky movement. En France, il est introduit dans les
années 1970 par Jean Kovalevsky, astronome à l’Observatoire de la Côte d’Azur. Alors président de la Société astronomique de France à cette époque, il peut sensibiliser un grand nombre de personnes. La problématique gagne rapidement les associations astronomiques amateurs, qui, ensemble, signent la charte Sauvons la nuit en 1992. L’année 1998 marque un tournant, avec la naissance de l’Association nationale pour la protection du ciel nocturne (ANPCN), qui devient, en 2006, l’ANPCEN – le E, pour « environnement », désigne l’orientation vers la protection de l’environnement nocturne. Un grand pas est franchi. L’ANPCEN contribue à l’avènement d’une régulation pragmatique de l’action publique, qui questionne les relations entre décision politique et savoirs techniques et scientifiques.
Les pouvoirs publics ont-ils pris conscience de cela ?
Oui, la puissance publique s’est engagée dans cette lutte depuis 2010, en légiférant, notamment, sur l’extinction des devantures de magasins. Bien que ce problème soit connu depuis les années 1970, à l’époque où les premiers astronomes français, inspirés par le Dark-sky movement, ont porté cette question sur la place publique. Du côté des territoires, la thématique s’installe aussi, progressivement, depuis 2013. Au regard d’autres problématiques environnementales, de nombreuses communes agissent dans l’ombre. Au départ, elles le faisaient pour réduire leur facture énergétique. Puis, progressivement, elles se sont intéressées aux enjeux écologiques. En termes de bonne action, la commune de Saint-Fargeau (Yonne) fait figure d’exemple. Elle a remplacé tous ses lampadaires de manière à ce qu’ils puissent être télépilotés, et leur intensité réglée de façon très précise, au fil de la nuit. Résultat : en début de nuit, les luminaires éclairent à 20 % de leur puissance ; à partir de 23 heures, cela passe à 5 %, et en milieu de nuit, l’éclairage est à 1 % de sa capacité. Je trouve cette attitude très intéressante, parce qu’elle permet également de contrer la peur de l’extinction. Cela peut être une solution intermédiaire, qui permet de baisser grandement le niveau du flux lumineux, tout en conservant la sécurisation des biens et des personnes.
Quels autres moyens sont à la portée des collectivités locales pour protéger l’obscurité nocturne ?
Différents labels de protection du ciel étoilé et de l’environnement nocturne voient le jour depuis les années 2000, accordés pour la mise en œuvre d’actions
volontaristes de lutte contre la pollution lumineuse, de programmes d’éducation du public à l’environnement ou de stratégies visant un développement touristique
durable autour des ressources nocturnes. Parmi eux, l’un des plus répandus est la labellisation Réserve internationale de ciel étoilé (Rice). Son but : préserver la qualité des cieux nocturnes, en instaurant des zones où les niveaux de pollution lumineuse sont strictement contrôlés. La France en compte cinq, référencés par l’association internationale Dark Sky. La première à avoir ouvert le bal, en 2013, se situe sur le pic du Midi. Puis, ce fut le tour des Cévennes, du Mercantour, du Limousin, et, dernièrement du Vercors.
Comment pouvons-nous agir en tant que citoyens ?
Avec l’arrivée des éclairages LED, nous avons tendance à éclairer trop fort et trop blanc. Nous sommes dans une période où les gens utilisent leur jardin. Commençons par veiller à ne pas laisser les lampes allumées toute la nuit. Attention, aussi, à ajuster la quantité de lumière à la surface de l’éclairage. Inutile de braquer vos spots vers la prairie d’à côté ou le fond du jardin. Pourquoi ne pas allumer deux ou trois bougies, au moment du repas, et profiter de l’obscurité autour ? Pendant longtemps, la luminosité maximale la nuit était de 0,5 lux, l’équivalent de ce que renvoie la pleine lune sur le sol. Il faut savoir que le niveau moyen d’éclairage public est de 30 lux. À Paris, il n’est pas rare qu’il soit à 50 lux. Avec son apparition, nous avons oublié que nous avions des capacités
phénoménales d’adaptation aux écarts de luminosité. Nous encaissons, par exemple, des contrastes entre la très haute et la très basse luminosité que même les plus récents de nos appareils photo n’arrivent pas encore à reproduire. L’on pourrait très bien envisager des lampadaires qui éclairent à 10, voire à 5 lux au sol, si tant est que l’on donne à nos yeux le temps de s’habituer.