Bruno Girveau

Le conservateur-entrepreneur qui bouscule les musées

Arrivé il y a dix ans à la tête du Palais des Beaux-Arts de Lille, Bruno Girveau révolutionne les institutions culturelles. Expositions numériques, réaménagements audacieux, écoconception, soirées festives, méthodes entrepreneuriales résonnent comme la charpente d’une politique visant à désacraliser le musée et en faire un lieu de vie à part entière. TEXTE DE SARAH HUGOUNENQ

Image Bruno Girveau

En entrant au Palais des Beaux-Arts de Lille (PBA), on n’a pas l’impression d’être dans un musée. Sous l’atrium, une étendue de tables et canapés accueille un public qui se prélasse, lit, travaille, mange, rit… Le contraste est fort avec votre imposante façade néoclassique. Pourquoi avoir choisi de miser sur le bien-être au musée ?


Je suis parti d’un constat simple : j’ai envie de revenir dans un lieu parce que j’y suis bien reçu. Pourquoi un musée ne serait-il pas un lieu de vie bienveillant ? La
rénovation de l’atrium a donc été réalisée dès la première phase du projet « réinvention du musée », en 2017. Deux heures après l’ouverture, le lieu était déjà
investi par des réunions d’entreprises, des étudiants venus réviser grâce au wifi disponible dans les espaces de coworking, ou des gens venus faire la sieste… Pour ce faire, il fallait accepter de ne plus être un lieu silencieux, mais multisensoriel. Par exemple, de novembre à mars, nous y installerons, en partenariat avec les structures culturelles Mille Formes et le Centre Pompidou, une bulle immersive interactive et artistique à destination des enfants de 0 à 6 ans. Cette qualité de l’accueil est une des clefs de la fidélisation du public.


Alors que nous assistons à une course à la fréquentation, comme pour l’expo de Ramsès à La Villette ou la confrontation Manet/Degas au musée d’Orsay, vous avez pris le parti inverse et réduisez la voilure de vos expositions. Estimez-vous que le modèle d’un musée fondé sur les temps forts de grandes expositions est dépassé ?


Nous avons décidé de diminuer le rythme et l’amplitude des expositions il y a plus de cinq ans, non sans conséquence. Nous conservons de grandes expositions comme celle de l’an passé, Forêt Magique, car nous n’avons rien trouvé de mieux pour attirer l’attention du public et de la presse. Mais avec un coût entre 1 et 2 millions d’euros, ces installations coûtent plus cher que l’aménagement récent du département du Moyen Âge ! Nous ne voulons plus concentrer la fréquentation uniquement sur ces événements. Nous tissons aussi avec le public un lien plus régulier le reste de l’année. À la fois avec des petites expositions (entre 20 000 et
50 000 euros) et avec la saison Open Museum, au budget annuel de 200 000 euros (1). L’objectif est de créer une animation permanente à partir de nos collections propres. C’est ainsi qu’en novembre, nous inaugurerons une exposition enquête à la recherche des artistes femmes, du xviie siècle à nos jours, dans nos collections riches de 60 000 œuvres. Il s’agira notamment de comprendre pourquoi leur travail est encore aujourd’hui souvent méconnu.


La stratégie paie-t-elle ?


Nous étions inquiets de la chute de fréquentation qui découlerait de ce choix. Les chiffres nous prouvent finalement le contraire, même si nous sommes sortis
du radar des grands journaux. En 2022, le PBA a attiré 341 083 visiteurs, quand ils n’étaient que 225 000 en 2013. L’une des raisons de cette progression est l’accent mis sur la programmation culturelle et la création de microévénements tout au long de l’année : les soirées étudiantes ou les concerts de musique électronique sont orientés vers un public plus jeune, plus local. Avec les années, oui, la stratégie paie. Aujourd’hui, près d’un tiers de notre visitorat a moins de 30 ans et nous comptons 60 % de primovisiteurs. Il est difficile de donner leur profil exact, mais j’ai l’intuition que l’on touche un public qui ne se rend pas au musée. Nous ne regrettons pas du tout cette prise de risque, car elle s’inscrit aussi dans la ligne de durabilité des musées.

 

Vous estimez être peu médiatisé. Est-ce à dire que vous avez dû renoncer à une forme de rayonnement national, voire international ?


À l’international, nos chiffres ne nous font pas blêmir puisque 28 % de nos visiteurs sont étrangers. Le pari était d’intéresser aussi le plan national. Mais mettre en avant une boucle vertueuse prend du temps. Nous commençons seulement à être repérés comme leader sur les questions d’inclusion, d’écoresponsabilité, de
durabilité des publics… On parle de nous moins pour les grandes expositions que pour notre démarche plus sobre. Il faut avouer que la prise de conscience à la suite de la crise sanitaire nous a aussi aidés ! S’attaquer à ces problématiques il y a encore sept ans était un vrai pari.

 

Conjuguer jeux vidéo et histoire de l’art, organiser des expositions participatives, inviter les jeunes à des soirées festives, tenir des séances de yoga dans les salles… Ces propositions sont inattendues dans un musée et semblent changer son paradigme : ne plus se suffire de l’expertise interne, mais intégrer le regard des usagers du musée.

Je suis parti d’une question: pourquoi venir au musée demain, si tout est accessible en ligne ? Pour beaucoup, l’expérience est tout à fait remplaçable. Nous avons donc voulu associer les publics en organisant des groupes de discussion. Ces réunions, mises en place avant le confinement, rassemblent tous les profils. Nous y rencontrons des étudiants, des mécènes actifs, des familles, des professeurs, des collègues de la mairie, des agents du musée tous services confondus… On y emploie une méthode normée en partenariat avec l’Edhec, l’école de commerce de Lille. Relecture des cartels [les notices informant sur l’œuvre, ndlr], visite en
petits groupes, discussion sur la place du numérique… Les échanges sont divers pour retenir les propositions récurrentes dans les différentes catégories d’âge. Ces
rendez-vous permettent d’avoir des commentaires que nous n’aurions pas imaginés seuls. Nous organisons aussi des groupes de discussion avec des spécialistes
en matière de médiation, par exemple.


Qu’est-ce que cela vous a permis de changer ou de réaliser ?


Lors du travail sur le redéploiement du département des arts du Moyen Âge, nous avons ainsi réalisé que les épisodes de la vie du Christ, le travail sur la perspective dans les tableaux ou la lecture des œuvres, évidents pour nos conservateurs, devaient être mieux expliqués au grand public. Ensuite, nous avons davantage insisté sur les métiers, les techniques de réalisation, la fonctionnalité des objets présentés, comme les encensoirs, les bésicles ou le tranchoir. Quand cela est possible, nous présentons un modèle à côté du tableau. Intégrer la musique autour du monument funéraire du chanoine Guillaume Dufay participe aussi à cette volonté de faire vivre au présent les arts du Moyen Âge.

Dans cette même logique, vous avez intégré de l’art contemporain et des références à la culture dite populaire, comme la série Game of Thrones, dans votre département des arts du Moyen Âge, inauguré l’an passé.


Nous avons voulu assumer le recours à cette série populaire face au Retable de Saint-Georges, dont Game of Throness’est inspirée, ou la projection d’une compilation, réalisée par le réalisateur italien Marco Brambilla, de publicités, d’émissions de télévision et de séquences de films qui parlent de l’ascension de l’enfer au paradis. L’utilisation de l’art contemporain réactualise le propos, donne des messages sur une période que les plus jeunes pensent souvent très éloignée d’eux, alors que leur culture en est en réalité très proche. Ce syncrétisme des cultures permet de multiplier les niveaux de lecture des œuvres historiques.


La refonte du musée se construit donc sur une réflexion autour de la réception des œuvres…


Nous avons renforcé la place du numérique sans qu’il soit envahissant. Par exemple, nous avons installé tous les 50 mètres un éclairage spécifique avec des informations aussi érudites que ludiques. Alors que le temps d’observation d’une œuvre est en moyenne de 10 à 15 secondes, ce système permet de considérablement l’allonger, de prendre le temps de la contemplation grâce à la musique. Nous avons conclu des partenariats avec le CNRS et nous sommes dotés d’un système d’« eye tracking » [suivi de l’œil, ndlr]. La technologie est aujourd’hui assez poussée pour permettre d’analyser les émotions par la trajectoire
d’un regard. Cela pourrait permettre d’aller très loin, jusqu’à choisir la couleur du mur, de la typographie, l’emplacement des œuvres. Il s’agit là de techniques publicitaires. Grâce à ce dispositif, nous avons revu nos cartels d’œuvres en comparant les résultats d’observation selon la taille, le format, la couleur, le nombre de signes, la présence de photographies… Mais nous rencontrons des difficultés à faire changer les conservateurs conditionnés à écrire des descriptions sur les cartels.


Les logiques participatives ont le vent en poupe. Comment faites-vous pour consulter sans tomber dans la démagogie ? N’y a-t-il pas un risque de faire glisser le discours hors de la sphère des scientifiques ?


L’action culturelle vise à penser la place du visiteur dans le musée. Il ne s’agit pas de négliger le travail scientifique préalable des conservateurs. Passer des mois à documenter les œuvres est la mission du musée. Mais il était temps de fournir le même effort pour l’accessibilité des publics. Ce travail a été facilité par Sophie Tellier, notre conservatrice, qui par son passé d’enseignante a le sens de la pédagogie. La transmission au public ne doit plus être cette chose à laquelle on réfléchit à la fin de la gestion d’un projet quand on n’a plus de force. Par ailleurs, l’expertise scientifique peut aussi venir d’autres disciplines qui ne sont pas représentées au musée. Sur un tableau maniériste flamand figurant un ange aux ailes de papillon, nous avons travaillé avec des entomologistes pour rédiger les cartels.


Cette méthode participative concerne aussi les entreprises.


Oui, c’est une conviction personnelle. En tant que spécialiste de la polychromie de l’architecture du XIXe siècle, je me suis demandé :« À quoi est-ce que je sers ? Comment puis-je vulgariser les savoirs ? » Mon arrivée à la tête du Palais des Beaux-Arts de Lille a coïncidé avec l’inauguration du Louvre-Lens. Il fallait donc dépoussiérer le PBA. J’ai voulu le diriger de manière plus entrepreneuriale. Pour cela, j’ai consulté des chefs d’entreprise avec des rendez-vous intitulés Good Morning PBA, le matin, à 8 h 30. Nous y partageons la gouvernance d’un projet et échangeons sur des sujets communs comme la question de la dématérialisation des pratiques, une préoccupation qui se retrouve dans la banque, par exemple.

En France, l’opposition entre sphère publique et privée a la vie dure. Cette initiative a-t-elle été bien accueillie ?


Ma méthode entrepreneuriale est au service d’une mission publique. Je me suis forcé à consulter le monde de l’entreprise pour savoir quelle méthode serait déclinable à l’échelle du musée. Nous savons que nos efforts doivent porter sur le besoin de porter un message de démocratie culturelle, le développement durable. Nous avons de la matière pour communiquer sur le fond. Mais est-ce que nous assumons le fait de raconter une histoire, ce qu’on appelle en communication le storytelling ? Il faut aussi savoir partir des initiatives de terrain, des personnes. Ce sont souvent les gens, les communautés qui font avancer, pas toujours les États. J’ai énormément appris de ces Good Morning PBA. Jusqu’où peut-on aller dans le développement durable et l’écoconception sans que ces principes stricts gênent la croissance ? Comment lutter contre le commerce en ligne ? J’ai dû oublier tout ce que j’avais appris.


(1) Carte blanche qui, chaque printemps-été, décale le regard sur le musée avec un invité ou un genre inattendu. Comme cette année autour du jeu vidéo, jusqu’au 25 septembre.
 

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